Depuis près d’un mois, la guerre est aux portes de l’Europe. Elle bouleverse les échanges sur la scène internationale et est d’ores et déjà lourde de conséquences pour les agriculteur·rices européen·nes et pour l’alimentation de nombreuses populations dans le monde. Si le conflit est exceptionnel, le constat d’une agriculture française fragile et sujette aux perturbations externes devient habituel au gré des crises. Les premières réactions des politiques français·es et de la profession agricole majoritaire, face aux conséquences possibles du conflit, ne laissent pourtant pas présager d’une remise en question du système. Plus encore que la guerre, l’instrumentalisation qui en est faite promet d’influencer largement la dernière étape de la réforme de la PAC aux niveaux français et européen et d’être désastreuse pour les avancées environnementales et sociales promises d’ici 2025 par le Pacte Vert.
1/ Comment l’agriculture française est-elle impactée par la guerre ?
30% des volumes de blé échangés sur le marché international proviennent de la Russie et de l’Ukraine. Pour la France, elle-même exportatrice, le risque de rupture d’approvisionnement est réduit. La flambée des cours pourrait même profiter aux céréaliers français si les céréales habituellement exportées vers les pays qui en dépendent comme l’Algérie, le Maroc, l’Égypte et le Liban restent bloqués dans les ports d’Odessa et de Marioupol¹. Cependant, si la France est autosuffisante en céréales dites de “panification”, elle dépend encore grandement d’importations de céréales à destination de l’alimentation animale. C’est donc la filière de l’élevage, notamment celle des porcs et des volailles qui va payer le prix fort imposé par les cours mondiaux. Cette situation signifie donc une importante perte de revenus pour les éleveur·ses français·es et confirme par la même occasion l’inefficacité de la loi EGALIM 2 qui fixe un prix minimum d’achat de la production déjà obsolète au vu des nouveaux coûts de production.
Si la hausse du prix du carburant rend plus coûteuse l’utilisation des tracteurs, notre dépendance énergétique se traduit cependant plus par le recours massif de l’agriculture française aux engrais azotés de synthèse, fabriqués à partir du gaz russe ou norvégien. La Russie fournit un quart des engrais azotés utilisés en agriculture et un tiers du gaz consommé dans l’UE qui est indispensable pour la fabrication des engrais produits chez nous. La guerre en Ukraine a pour conséquence de faire flamber les prix des engrais, mais aussi de restreindre la quantité disponible. Or la puissance céréalière de la France¹ est rendue possible par le recours à la fertilisation des sols qui suppose, entre autres, des approvisionnements extérieurs en azote et en phosphore. Concrètement, à cause de la guerre, les engrais coûtent, au mieux, beaucoup plus chers aux agriculteur·rices français·es qui en utilisent pour produire et, au pire, ne sont plus du tout disponibles. Comme l’agriculture française conventionnelle, grande utilisatrice de ses engrais azotés de synthèse, ne sait pas produire sans cet apport extérieur, elle aura déjà du mal à maintenir son niveau de production actuel, avant même de pouvoir répondre aux incitations politiques à produire plus.
2/ Comment nos politiques et la profession agricole majoritaire française réagissent-ils ?
Depuis le début du conflit, deux réalités apparaissent. Si les agriculteur·rices intégré·es dans un modèle conventionnel productiviste sont les plus durement impacté·es par la situation, ce modèle reste majoritaire en France et crée des inquiétudes sur notre capacité à poursuivre la production de notre alimentation. Sous couvert d’un objectif de souveraineté alimentaire, les réactions et annonces communes du gouvernement français et de la FNSEA sont à l’opposée d’une remise en question du système et servent globalement d’excuse pour renforcer le modèle productiviste et légitimer tout recul sur la transition agroécologique.
Les pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient sont fortement dépendants des importations (à hauteur d’un peu de moins de 10 % de leurs besoins domestiques en céréales – dont 1/5 en provenance d’Ukraine). Le risque de famine dans ces territoires est instrumentalisé pour augmenter la production française de céréales et ainsi… reconquérir des parts de marché. Pourtant, l’obstacle majeur à l’approvisionnement des pays du Sud en céréales est, outre les quantités disponibles, leurs prix. Les céréales les plus consommées par l’humanité (riz, maïs, blé) sont régies par un cours mondial, et sont actuellement sujettes à spéculations : les prix explosent avant tout pour répondre à des intérêts financiers, sans connexion avec la réalité des ressources disponibles. C’est donc d’abord sur l’accessibilité et l’encadrement des marchés qu’il faut agir avant même de miser sur la production pour répondre aux besoins des populations.
Par ailleurs, la vocation “nourricière” donnée à la France est un non-sens absolu. Le développement d’un modèle productiviste à des fins d’exportation est non seulement une impasse socio-économique et environnementale pour l’agriculture française, mais nos exportations de céréales empêchent en plus la structuration des marchés locaux et détournent les populations locales de leurs sources d’alimentation traditionnelles.
La stratégie “de la Ferme à la Fourchette” (déclinaison agricole du Pacte Vert européen) vise à garantir des conditions durables de production en ajoutant, aux objectifs de quantité, des objectifs environnementaux nécessaires pour produire sur le temps long : à l’horizon 2030, il s‘agit de réduire de moitié l’usage des pesticides, de 20% l’usage d’engrais, de baisser de 50% les ventes d’antimicrobiens pour les animaux d‘élevage et de consacrer un quart des terres cultivées à l’agriculture biologique. Avant même la guerre en Ukraine, cette stratégie fait l’objet d’un intense lobbying² de la part du COPA-COGECA et de la FNSEA. La guerre en Ukraine et ses conséquences ont dès lors représenté un nouveau prétexte pour détricoter les ambitions environnementales de la politique agricole européenne à l’aide d’une « stratégie du choc » visant à sacrifier le temps long pour faire face aux risques du court terme et ainsi évacuer toute nécessité d’évolution du monde agricole. Aussi tragique que soit ce conflit armé, il ne rend pour autant pas caduque les efforts pour lutter contre le changement climatique, l’érosion de la biodiversité ou le manque de renouvellement générationnel en agriculture.
Le modèle agricole français peu autonome et donc peu résilient ne prépare pas les agriculteur·rices aux perturbations extérieures. Comme un éternel recommencement, chaque crise est subie et dédommagée, sans qu’aucune politique publique d’ampleur n’aide l’agriculture à s’y préparer. La crise actuelle fait pourtant suite à la crise de 2020 liée au contexte sanitaire et à celles précédentes de 2015–2016 (crise du lait), 2008 (crise alimentaire mondiale), etc. C’est notre système, profondément interdépendant et déconnecté des réalités autres qu’économiques, qui est générateur de crises. Le discours tenu par la FNSEA vise à créer et capter les aides d’urgence de manière à faire payer par les contribuables les défaillances d’un modèle en faillite et déjà sous perfusion (via le plan de résilience, de la même manière qu’avec le plan de relance en réponse à la crise sanitaire), alors même que ce modèle est incapable de nourrir le monde et de soutenir des agriculteur·rices en nombre.
3/ Que faire pour rendre notre agriculture résiliente face aux crises ?
Notre modèle agricole mondialisé dysfonctionne et pourtant les États européens cherchent aujourd’hui à sortir de la crise en appliquant les méthodes qui ont généré les fragilités que nous subissons aujourd’hui. Remettre une pièce dans cette machine ne permettra qu’une fuite en avant vers une autre crise (dérèglement climatique, effondrement de la biodiversité, chute du nombre de paysan·nes, précarité alimentaire…).
⇒ Plutôt que de faire évoluer le système à la marge en misant sur le court terme, il est nécessaire de saisir les déstabilisations en cours pour engager la transition agroécologique vers d’autres systèmes plus résilients.
⇒ Plutôt que de financer les conséquences des dépendances, les politiques publiques, et en particulier la PAC, doivent mobiliser les budgets existants pour accompagner les agriculteur·rices vers un modèle plus sobre, autonome, résilient et qui préserve nos capacités de production à moyen terme.
Car nous en sommes certains, d’autres crises suivrons. Si déléguer notre alimentation à d’autres est une folie, ne pas être souverain des moyens de production de cette alimentation est tout aussi risqué. Le quinquennat de Macron, attentif aux moindres revendications du syndicat agricole majoritaire, n’a fait que renforcer un système agricole conventionnel sans donner leur place aux solutions permettant de reconquérir notre souveraineté alimentaire.